A spoonful of sugar (lyra)

Raf était allongé sur le canapé du salon, son ordinateur sur le ventre. Il s’était mis en tête de travailler, cet après-midi, d’avancer un peu dans ce dossier à la con que lui avait refilé Gorsky, un des avocats du cabinet. Raf comprenait la moitié des mots qu’il lisait et perdait un temps monstre à interroger google, pour finalement finir sur les derniers résultats de tennis et s’agacer contre ce toquard de Murray. Il piquait du nez, quelque fois, mais Raf était à chaque fois réveillé par les bruits qui provenaient de son balcon. Le jeune homme se redressa et se mit en position assise, posant l’ordinateur sur la table basse tout en enfonçant ses pieds nus dans les franges du tapis, comme il aimait le faire. Il attrapa la bière qu’il avait été cherché, il y a une dizaine de minutes, et en avala une gorgée tout en posant son regard sur le dos de Lyriel, à travers la baie vitrée, qui était en train de travailler sur le balcon.

Raf l’avait embauché lorsque son père l’avait viré, un énième acte de rébellion, une faveur que lui avait demandé Anna, mais aussi quelque chose qu’il croyait être une bonne action. Lyriel le troublait autant qu’il le fascinait depuis qu’Anna lui avait décrit grossièrement les grandes lignes de son histoire. Une petite sœur morte, un long séjour dans un hôpital psychiatrique, une vie difficile, une histoire compliquée. Il l’avait embauché, il y a quelques jours à peine, sans vraiment savoir ce qu’il allait lui demander de faire. Et puis, comme à son habitude, Raf avait eu une idée, impulsive, et lui avait dit de fleurir son balcon, d’en faire ce qu’il voulait, même. Il lui avait donné carte blanche. Il se fichait un peu du résultat, son envie de déménager était encore forte et quoi que Lyriel ferait sur le balcon, cela allait rester ici. Raf se mit à sourire.

Il se leva, bière à la main, et s’avança prêt de la baie vitrée, ouverte sur le balcon. Il s’arrêta et s’appuya contre l’encadrement de la porte, les yeux fixés Lyriel. « Une pause, ça te dit ? » lui dit-il en souriant, attendant qu’il se retourne pour lui montrer sa bière. Raf voulait savoir ce qu’il pensait. Ce qu’il se passait dans sa tête. Il voulait l’aider, subtilement, sans le prendre en pitié ; ce n’était sûrement pas ce que Lyriel avait besoin.

Il jeta un œil à ce qu’à fait son employé. Son balcon était sans vie, une grande terrasse de béton recouvert d’un parquet en bois étanche où le jeune homme installait, ou faisait installer, une table et des chaises pour profiter du soleil estival, quand il daignait apparaître. Il n’avait jamais prêté plus d’attention à cet atout du loft, comme lui avait rabâché l’agent pour essayer de le convaincre de signer. Raf s’en fichait, du balcon. Il se fichait du loft. Il voulait quitter la baraque des Reed. Il aurait signé, balcon ou non, tant qu’il pouvait emménager rapidement. Il jeta un œil au balcon et sourit. Lyriel était doué, bizarrement. Il ne savait pas s’il avait une quelconque expérience, ou une formation, il s’en fichait de ça, aussi. Il sourit parce que quoi que Lyriel avait fait, il trouvait ça bien, et quand bien même il n’aurait pas apprécié, il se serait tue. Qu’on se le dise, il ne l’avait pas embauché – d’ailleurs, il devrait peut-être penser à lui faire signer quelque chose d’officiel, ou quelque chose comme ça ? – pour ses talents de paysagiste ou de bricoleur. Raf aurait pu très bien se contenter de se faire livrer des compositions florales et les poser ça-et-là. Non, il voulait faire chier son père, qui ne voulait pas de ce « junkie dérangé ». Il l’avait recueilli, en quelque sorte, et il se sentait impliqué, maintenant.

Lyriel se tenait devant lui et lui avait parlé avec plein de maladresse. C’est ce que Raf aimait. Même chez son père, lorsqu’il avait pu croiser l’homme à tout faire – c’était un peu ce qu’il était, enlevé le côté péjoratif de l’expression –, ce dernier lui avait toujours réservé un accueil maladroit et gauche, comme s’il était en plein apprentissage des conventions sociales. Il ne releva pas ce que l’employé avait dit – il n’y avait rien de plus bizarre pour Raf de penser à lui comme un employé, alors qu’il était plus jeune de quoi, cinq ou six années ? Sept, au maximum. Il se contenta de lui sourire comme il le faisait avec tout le monde, puis de soutenir son regard qui le dévisageait. Il eut envie de rire, lorsque Lyriel baissa les yeux, mais il s’en voulait déjà de le mettre dans une position inconfortable. « Vas-y, fait comme chez toi » dit-il, continuant à le tutoyer. Il se dirigea vers la cuisine où il posa sa bouteille en verre vide. Il en récupéra deux autres, fraîches, du frigo, et traversa les quelques mètres qui séparait la cuisine du salon. « Installe-toi », répéta-t-il en lui tendant une bière. Il se laissa tomber sur le canapé, posant ses pieds sur la table basse. Il décapsula sa bière et la leva quelques secondes en l’air. « Santé », dit-il en souriant avant de prendre plusieurs gorgées. C’est à ce moment qu’il se demanda si une bière était le meilleur choix. Peut-être que … Il s’empêcha de penser. Il ne devait pas penser. C’était la pire des façons de dire une connerie. S’il ne voulait pas de bière, il me le dirait, pensa-t-il, avant de se dire que Lyriel se forcerait peut-être à la boire par politesse ou par timidité. Il se força à parler, à dire n’importe quoi, afin de faire taire sa tête. « Je ne sais pas comment tu faisais avec mon père, mais appelle-moi Raf, et tutoie-moi » commença-t-il avant d’enchaîner : « Ne fais pas comme Anna, ça fait des plombes que j’lui dis d’arrêter de m’appeler monsieur » et Raf se dit alors qu’il commençait à trop parler, mais je suis comme ça, pensa-t-il, avant de s’interdire mentalement de penser. C’était à se demander qui était le plus mal maladroit, entre Lyriel et lui.